Littérature
Les écrivains de l’Indochine / No 110 :
ALBERT VIVIES
Ah ! c’est qu’il l’aime sa
Cochinchine monsieur Viviès!
Il va lui consacrer trois livres,
tous à la gloire de ce territoire,
qui fut la seule colonie de
l’Indochine, les autres pays
n’ayant que le statut de pro-
tectorats.
Trois livres où le personnage
principal sera la terre même de
la rizière, le limon, la glaise
mais aussi le nha-qué qui y vit,
y travaille et y meurt : le paysan
du delta, souillé de cette glèbe
rousse qui lui colle au corps
comme un sinapisme sur la
poitrine du catarrheux.
Albert Viviès est arrivé en
Cochinchine en 1912. Il sera
d’abord magistrat, puis avocat.
C’est douze ans plus tard qu’il
va écrire son ‘Ame de la Co-
chinchine’, bucolique hommage
à ce plat pays, devenu le sien. Il
s’agit de la recension d’articles
publiés dans le journal ‘l’Ap-
pel’ qu’il a lancé en juin 1922,
selon lui, le premier journal
rédigé et composé hors de
Saïgon.
Etonnant terrain de combats
intellectuels que ce monde du
journalisme cochinchinois des
années 20. Mais Viviès lui, res-
tera en dehors des luttes. Il con-
serve l’espoir peut-être un peu
naïf que les populations autoch-
tones et rurales de cette colonie
resteront conscientes des bien-
faits que leur dispense la paix
française’. Un voeu pieux que
l’Histoire ne respectera pas.
Nous sommes pourtant en
1924 et l’administration colo-
niale est énergiquement contes-
tée depuis plusieurs années par
les confrères avocats et jour-
nalistes d’Albert Viviès, Ernest
Babut et Paul Monin. Mais pour
lui, ‘l’âme de ce pays c’est l’â-
me de sa terre’.
En 1926, Viviès fera publier
chez Crès à Paris, un nouveau
roman ‘Le Limon’. Dédié à
Jeanne Leuba, qui en a d’ail-
leurs rédigé la préface, il s’agit
d’une émouvante histoire, où le
narrateur est la terre elle-mê-
me, ce limon nourricier qui
descendu des sommets thibé-
tains, va se retrouver déposé sur
Librairie du Siam et des
Colonies.
une rive du delta : ‘Je suis
brun limon, qui donne la pâ-
ture; je suis le champ qu’aime
le laboureur ; à me féconder, il
trouve son bonheur ; pour me
garder, il ira jusqu’au crime’…
Et c’est cette même destinée
que va rencontrer la pauvre fa-
mille du vieux Phuoc, et de sa
fille, la si jolie Thi-Tu, arrivés
là un soir de détresse, pauvres
errants fuyant l’inondation qui
avait ravagé leur village. Cette
nouvelle terre nourricière leur
donnera d’abord le bonheur
mais ensuite, apportera la ruine
et le malheur…
Le troisième ouvrage, ‘Les
Timoniers’, sera édité à Nice
chez Léonce Deiss en 1926.
Un moment de l’histoire de la
Cochinchine, où Viviès ne pou-
vait pas ne pas avoir entendu
les cris d’une ‘Indochine En-
chaînée’, celle de Paul Monin
et d’André Malraux, mais aussi
des ‘Jeune Annam’.
Il va donc écrire ce qu’on ap-
pelerait aujourd’hui un ouvrage
de politique-fiction. Une éton-
nante fable, rêve pour les uns et
cauchemar pour les autres.
La France s’est dotée d’un
Dictateur, ‘Maître absolu qui
pensait que les hommes de son
pays se mouraient d’excès, les
uns d’action, les autres de re-
noncement, et il avait la volonté
de leur faire recouvrer le sens
de la vie, le sens de la mesure’.
Un jour, il convoque dans
son Palais du Louvre, son ami
le plus cher, le Comte Henri
d’Esteffe pour lui exposer le
projet extravagant qu’il a conçu
pour l’Indochine : ‘Je veux ten-
ter une expérience : ou bien les
chefs annamites ont raison de
vouloir expulser les Français
de leur chemin dès maintenant,
ou bien c’est la France qui a
pour devoir de les guider enco-
re’.
Un plan d’action est rapidement
mis en place : sous l’incognito
du peintre voyageur, Alfred
d’Esquilles, Henri part vers
Saïgon, muni des pleins pou-
voirs. Il devra étudier soigneu-
sement la situation, rencontrer
toutes les parties en cause, et
surtout juger des volontés pro-
fondes du peuple annamite.
Henri devra juger si le peuple
est réellement en communion
d’idées avec les chefs des mou-
vements qui réclament au
moins l’autonomie. Si la répon-
se est oui, alors le Gouverneur
Général devra se replier avec
ses troupes vers le cap Saint-
Jacques et laisser la place à un
gouvernement annamite.
La première partie du plan
va parfaitement se dérouler.
Henri retrouve sur place un
vieil ami, l’avocat Jacques
Volnès, portrait exact de
l’auteur lui-même. Il va faire
découvrir à Henri l’âme pro-
fonde de cette Cochinchine
qu’il aime, et surtout de cette
population d’agriculteurs pour
lesquels les remous politiques
de la grande ville sont bien loin.
La leçon sera efficace pour
Henri et il comprendra combien
ce peuple a encore besoin de la
France pour parcourir son long
chemin vers le bien-être social
auquel il aspire.
Tout ira bien et sa décision
sera prise, jusqu’au jour fatal où
il va rencontrer, au coin du bou-
levard Charner une Européenne
de toute beauté, ‘aux traits déli-
cats d’un teint clair, qu’encad-
raient de longs cheveux d’un
vénitien ardent’.
Volnès comprit alors qu’un
drame se préparait, car lui seul
savait que cette beauté était l’é-
pouse du plus grand leader na-
tionaliste annamite…
François Doré.