NOUVELLES TROUVAILLES AU FIL DU MEKONG – Par Jean-Michel STROBINO

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Dans le cadre de mes recherches sur les vestiges de monuments français au Laos, les dernières prospections que j’ai menées cette année (mars 2015) le long du Mékong (photo 1), en aval de Luang Prabang, m’ont permis de retrouver deux monuments funéraires à l’abandon :

  • Le monument commémoratif du naufrage du La Grandière
  • La tombe du caporal Jean Dumont

Remarques préliminaires :

– Ces monuments se trouvent sur la rive gauche du Mékong, à peu de distance l’un de l’autre, quelques kilomètres en amont du village de Tha Deua (photo 2). Il s’agit de monuments funéraires qui ont été érigés à la mémoire de victimes de naufrages survenus dans le fleuve. Ils sont situés en sommet de berge (à quelques dizaines de mètres de hauteur par rapport au fleuve en saison sèche), sur des positions dominantes, afin d’être visibles depuis le Mékong mais aussi protégés de ses crues en période de hautes eaux. Véritables sentinelles veillant sur le fleuve, ces constructions ont longtemps servi de repères à la navigation, rappelant les pilotes d’embarcation à la plus grande prudence.

– La présence de ce type de monuments en ces lieux n’est pas un hasard car l’endroit correspond à une portion du fleuve qui comporte de nombreux dangers et difficultés (photos 3-4). Ici le Mékong qui peut atteindre plusieurs dizaines de mètres de profondeur, s’écoule avec force au milieu de roches à pic et d’îlots plus ou moins apparents, en une succession de rapides d’une violence inouïe. Ce secteur a toujours constitué l’un des pires obstacles à la navigation entre Vientiane et Luang Prabang. Si l’on en juge par le nombre de naufrages connus qui ont eu lieu dans les parages, on devrait encore pouvoir retrouver d’autres monuments en plus des deux que j’ai pu localiser au cours de cette exploration.

Photo 2
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Photo 3
Photo 3
Photo 4
Photo 4

– Les dangers que constitue cette portion du fleuve et le nombre d’épisodes tragiques qui s’y sont déroulés ont fait naître dans l’esprit des Laotiens, dont on sait l’importance qu’ils prêtent à la superstition et au culte des esprits, la certitude que ce lieu est maudit et envoûté. Certains se plaisent à rappeler les étranges disparitions et les coïncidences troublantes qui ont eu lieu dans les environs : naufrage du La Grandière, tentatives malheureuses pour renflouer l’épave et sa mystérieuse cargaison, catastrophe du vol Luang Prabang – Vientiane dont l’avion a coulé à pic dans le Mékong, presque au même endroit.

– Ces monuments, abandonnés depuis des décennies, sont aujourd’hui totalement en ruine. Leur manque d’entretien associé aux effets dévastateurs de la nature dans ces contrées, a entraîné un délabrement rapide. D’autres dégradations plus récentes ont malheureusement accéléré le processus. Elles proviennent des profanations commises par des bandes de pilleurs de tombes professionnels qui ont creusé les sites (photos 5-6) dans l’espoir d’y trouver quelques biens précieux (d’après moi sans grand succès).

– Cette région du Mékong fait partie aujourd’hui d’une zone en pleine restructuration où de vastes projets de développement ont été mis en œuvre. Depuis septembre 2013, le pont de Thadeua-Pakkhone (620 m de long) est opérationnel et permet de franchir le Mékong en évitant désormais l’ancien bac entre Luang Prabang et Sayaboury (photo 7). De plus, un gigantesque barrage hydro-électrique est en cours de construction juste en aval de Tha Deua. Ainsi l’accès à ces monuments dans cette portion du fleuve devient de plus en plus difficile. Le bateau à moteur reste le moyen le plus commode pour s’y rendre.

Photo 5
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Photo 6
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Photo 7
Photo 7

1/ Monument commémoratif du naufrage du La Grandière

J’ai été très ému de retrouver ce monument érigé en souvenir du naufrage de la chaloupe La Grandière et de ses victimes. Il est situé à environ 6 kilomètres en amont de Tha Deua, sur une colline de la rive gauche du Mékong, juste au niveau du rapide de Thong Soum (Keng Thong Soum) qu’il domine et qui fut fatal au La Grandière (photo 8). Complètement recouvert par la végétation, le monument n’est aujourd’hui plus visible depuis le fleuve.

Photo 8
Photo 8

Le naufrage du La Grandière

Cette ancienne canonnière, lancée à Saigon en août 1893, a joué un rôle de premier plan dans l’histoire de l’exploration du Mékong à laquelle elle est intimement liée. Commandée par de brillants officiers de marine, elle a participé successivement aux plus célèbres missions de reconnaissance hydrographique menées sur le grand fleuve. Depuis son transbordement à Khone en septembre 1894 jusqu’au passage des terribles rapides de Tang Ho aux confins des frontières de Birmanie et de Chine en 1897, elle a réalisé de véritables exploits en matière de navigation sur le Mékong (fig. 1-2). Curieusement c’est aussi le La Grandière qui, le 30 août 1895, aux ordres du lieutenant de vaisseau Georges Simon, avait été le premier navire à vapeur à franchir le Keng Thong Soum, là même où il coulera 15 ans plus tard !

Figure 1
Figure 1
Figure 2
Figure 2

Désarmée en 1903, la canonnière est cédée à la Compagnie des Messageries fluviales qui lui fait subir une cure de rajeunissement dans ses ateliers de Savannakhet. Elle est alors affectée à la Résidence supérieure du Laos qui va l’utiliser comme chaloupe pour le service du moyen Mékong.

Le 15 juillet 1910, lors d’un voyage entre Luang Prabang et Vientiane, elle sombre corps et biens dans le Mékong au passage du Keng Thong Soum. Le naufrage fait trois victimes dont le général Léon de Beylié, commandant la 3ème brigade de Cochinchine et le docteur Vincent Rouffiandis, médecin-major des troupes coloniales, chef du service de santé du Laos (fig. 3).

Figure 3
Figure 3

Compte-tenu de la renommée du La Grandière et de la notoriété des personnalités disparues, le naufrage provoque une vive émotion dans toute l’Indochine et jusqu’en métropole. Après le retour de leurs dépouilles à Saigon, le général de Beylié et le docteur Rouffiandis ont droit à des funérailles officielles (fig. 4).

Figure 4
Figure 4

Pour autant, les raisons de ce tragique accident n’ont jamais été clairement élucidées et des zones d’ombre persistent, notamment au sujet de sa cargaison, laissant toujours planer un certain mystère sur cette affaire. Dans les années 1990, l’hypothèse selon laquelle un trésor constitué d’objets d’art de grande valeur aurait été embarqué à bord de la chaloupe, a relancé les interrogations et suscité toutes les convoitises, d’autant plus que l’épave du La Grandière repose toujours au fond Mékong, par plusieurs dizaines de mètres de profondeur, à l’endroit même où il a coulé.

Description du monument

Après avoir accosté sur une petite plage du fleuve (photo 9), il faut escalader le flanc de la colline en se frayant péniblement un chemin à travers une forêt dense d’arbustes. Le monument est situé à une trentaine de mètres de hauteur par rapport au niveau du fleuve et on le remarque à peine tant il est envahi par la jungle. Il est en très mauvais état et sa dégradation ne fait que s’accélérer (photo 10).

Photo 9
Photo 9

 

Photo 10
Photo 10

A la base de la structure une fosse assez profonde indique que l’endroit a été fouillé par des pilleurs de tombe qui n’ont pas pris la peine de remblayer le trou laissé béant (photo 11).

Photo 11
Photo 11

L’édifice, d’une hauteur totale d’environ cinq mètres, a été conçu sur le modèle d’un stupa (thât en laotien), forme architecturale très répandue dans le monde bouddhiste, utilisé comme reliquaire ou monument funéraire dans la plupart des temples et pagodes. On reconnaît assez bien le dôme en pierre (photo 12), caractéristique des stupas, édifié sur une base à gradins et surmonté d’une structure sommitale quadrangulaire en briques en partie détruite (photos 13-14) qui devait se terminer en forme de flèche. On peut encore apercevoir quelques éléments décoratifs en plâtre qui enjolivaient les angles à la base du monument (photo 15). Le dôme a été en partie défoncé par des profanateurs.

Photo 12
Photo 12
Photo 13
Photo 13
Photo 14
Photo 14
Photo 15
Photo 15

Malheureusement, il existe très peu de documents tant écrits que photographiques sur le monument et malgré mes recherches, je n’ai pas pu encore en trouver un qui le représente dans son état d’origine.

Le seul témoignage qui le montre est une vidéo assez récente d’une série-télé documentaire intitulée Dive detectives qui relate l’expédition sous-marine organisée en 2009 par Mike et Warren Fletcher, plongeurs-détectives professionnels canadiens, à la recherche de l’épave du La Grandière et de son supposé trésor. On y voit l’équipe en train de dégager de la jungle le monument, malheureusement déjà en très mauvais état.

Il existe aussi un ouvrage peu connu qui mentionne son existence : celui du lieutenant-colonel Pierre Paquier intitulé Aviation, école de bonheur (édit. Didier, Paris) dans lequel l’auteur raconte un voyage aérien en hydravion de Saigon à Luang Prabang entrepris dans les années 1920 :

11 avril (l’année n’est pas précisée NDA) – Nous décollons de Pak Lay et mettons le cap vers Luang Phrabang… Le fleuve se rétrécit d’abord entre des montagnes arides puis présente une succession de rapides, bordés de hautes murailles rocheuses que recouvre la forêt dense et grasse. Les eaux se précipitent au milieu des blocs pierreux qu’elles inondent d’écume jaunâtre. Ces rapides s’étagent sur une longueur de 150 kilomètres environ, entre Paklay et Tha-Dua, rendant pratiquement impossible tout amerrissage… 10h10 : nous survolons le monument élevé sur la rive gauche, près d’une plage de sable blanc, à la mémoire du général de Beylié et de ses soldats, disparus le 10 (sic – NDA) juillet 1910, avec le La Grandière dans les rapides de Tha-Dua : l’homme et ses compagnons sont aujourd’hui oubliés; on ne se souvient plus que de l’œuvre…

Ce document intéressant permet de situer approximativement la construction du monument entre fin 1910 et début 1920. Faute de renseignements supplémentaires sur le sujet il est difficile de donner une date plus précise.

Ainsi, malgré l’énorme retentissement qu’a provoqué à l’époque le naufrage du La Grandière auprès de l’opinion publique, il est étonnant que le monument construit à sa mémoire n’ait pas fait l’objet d’un intérêt équivalent, à en juger par le peu de témoignages existants. Cela ne fait décidément qu’entretenir un peu plus le mystère autour de cette tragédie…

2/ Tombe du caporal Jean Dumont

En poursuivant mon exploration des berges du Mékong (photos 16-17), à seulement deux kilomètres environ en amont du monument du La Grandière, toujours sur la rive gauche du fleuve, j’ai eu la chance de découvrir un autre monument funéraire encore moins connu et apparemment oublié depuis de nombreuses années.

Photo 16
Photo 16
Photo 17
Photo 17

On y accède plus difficilement car il n’existe aucun chemin depuis le fleuve, obligeant à monter droit dans la pente abrupte qui domine la berge, envahie par la végétation (photos 18-19). Situé à peu près à la même hauteur par rapport au fleuve que son proche voisin, il est dans un bien plus mauvais état, à en juger par les restes que l’on retrouve éparpillés sur un rayon de plusieurs mètres (photo 20).

Photo 18
Photo 18
Photo 19
Photo 19
Photo 20
Photo 20

On devine qu’il s’agit d’une tombe mais elle a malheureusement été cassée en plusieurs morceaux par des pilleurs qui se sont acharnés sur elle, sans doute déçus de ne rien avoir trouvé de précieux à dérober. Les trous de fouille sont encore visibles (photo 6).

Avec l’aide du pilote de la barque, nous avons retrouvé et dégagé de la végétation différents fragments de la sépulture (photos 21-22) : des briques, une pièce de soubassement, un morceau de la partie sommitale du monument funéraire (photo 23) et une croix en pierre (photo 24).

Photo 21
Photo 21
Photo 22
Photo 22
Photo 23
Photo 23
Photo 24
Photo 24

De tous ces débris, la croix nous a paru être l’élément le plus intéressant car c’est souvent à cet emplacement que peut figurer le nom du défunt. Bien qu’aucune inscription n’y était décelable à première vue (photos 25-29), ma fille Vannina eut l’idée de faire « parler » la pierre (photo 26). Après avoir rincé sa surface avec de l’eau du fleuve, elle la gratta énergiquement à l’aide d’un bâton en bambou pour décaper la croûte de terre et de résidus qui s’y étaient accumulés avec le temps (photos 27-28). A mesure que Vannina grattait, des lettres commençaient à apparaître, formant des mots de plus en plus lisibles qui ont fini par occuper la plus grande surface de la croix (photo 30).

Photo 25
Photo 25
Photo 26
Photo 26
Photo 27
Photo 27
Photo 28
Photo 28
Photo 29
Photo 29
Photo 30
Photo 30

Après une demi-heure de travail méticuleux, nous découvrions avec beaucoup de joie et d’émotion le message qui figurait sur la croix :

ICI

REPOSE

DUMONT Jean   Caporal         10è R.M.I.C.

MORT           POUR LA         FRANCE

Noyade accidentelle               Le 1(?) Jui…

Cette tombe à l’abandon est donc celle du caporal Jean Dumont, soldat du 10ème Régiment Mixte d’Infanterie Coloniale (RMIC) (photos 31-32-33). Stationné à Haiphong, ce régiment formait une des nombreuses unités de l’armée de terre qui ne dépendait d’aucune division militaire classique (Tonkin, Annam-Laos ou Cochinchine-Cambodge). Ces types de régiments indépendants étaient dispersés dans toute l’Indochine pour assurer la défense locale et la tenue de postes destinés à mailler le territoire. Le 10ème RMIC couvrait plus particulièrement le Laos.

Photo 31
Photo 31
Photo 32
Photo 32
Photo 33
Photo 33

D’après la mention qui figure sur la croix, le caporal Jean Dumont s’est noyé accidentellement dans le Mékong sans que l’on en connaisse plus précisément les circonstances (photo 34).

Photo 34
Photo 34

La date de la mort n’est malheureusement plus lisible car la partie du texte correspondant est trop endommagée. A mon avis, elle est bien postérieure à la tragédie du Lagrandière et pourrait se situer entre 1930 et 1950 (NB : les premiers RMIC ont été créés à partir de 1914).

Je n’ai pour l’instant trouvé aucun autre renseignement sur le caporal Jean Dumont et sa tragique disparition. Je continue néanmoins à rechercher activement toute information afin de pouvoir honorer comme il se doit la mémoire de ce militaire qui, à l’image de sa sépulture perdue au bord du Mékong, semble avoir sombré dans l’oubli et l’indifférence de ses compatriotes.

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