George Groslier : un goût immodéré pour la littérature classique :
Et si l’on conservait encore un doute sur la personnalité de ce mystérieux guide qui escortait André et Clara Malraux tout au long des couloirs du musée de Phnom Penh, rappelons ici le goût un peu précieux de George Groslier pour une certaine forme d’affèterie intellectuelle, qui lui fait rechercher pour ses héros, des ressemblances assez incongrues et rares dans l’histoire littéraire.
Les exemples sont nombreux dans son oeuvre romanesque. Nous avons essayé d’en éclaircir la plus grande partie :
Dans ‘La route du plus fort’ de 1925, l’auteur décrit la course folle de l’administrateur Ternier qui précipite son cheval à travers la jungle pour essayer de ramener du secours et sauver Hélène, l’héroïne en train de mourir d’une péritonite aigüe au fond d’un village isolé de la forêt cambodgienne. Et il le compare, dans sa course échevelée à ‘Paphnuce, qui courait ainsi jadis, parce que Thaïs mourrait !’. (Groslier, 1925, p.217).
Ces personnages et l’épisode auquel ce texte fait allusion sont tirés de la légende de la sainte Thaïs, courtisane égyptienne qui vécut au IVème siècle et qui fut arrachée à sa vie de débauche par saint Paphnuce et enfermée dans une cellule pendant trois ans pour y faire pénitence. La vie de la sainte pécheresse repentie inspirera Anatole France pour son roman ‘Thaïs’, paru en 1890.
Dans cet autre roman de George Groslier ‘Le retour à l’argile’ on rencontre encore plusieurs références littéraires, parfois à travers des raccourcis abstrus. Un des personnages féminins du roman, Simone Bernard, est ‘une jeune femme rieuse et turbulente près de son placide époux’. L’auteur va donc la qualifier ‘d’alerte Ardélise’ (p.27). Ici l’allusion est à Mme d’Olonne, dont Bussy-Rabutin avait dressé un portrait scandaleux en décrivant son existence dissolue auprès d’un mari peu empressé, dans ses ‘Histoires amoureuses des Gaules’ en 1665.
Un peu plus loin dans le roman, c’est encore la même jeune femme, qu’on surnomme ‘Pomme’, à qui, cette fois-ci, il va trouver une ressemblance de ‘Cydalise’ moderne. (p.70).
L’allusion ici est assez obscure. Il faut sans doute y voir référence au personnage de Diderot, dans ‘Les Bijoux indiscrets’. La scène du roman de Groslier se passe un soir, dans un village cambodgien. Pierre Bernard, le planteur, a voulu faire plaisir à son ami Claude Rollin, le héros insatisfait du roman, et a réuni des musiciens et des conteurs du village voisin pour offrir un concert à ses invités. C’est ce soir là, sous la seule lumière des torches que Claude va observer le profil de Simone, et lui trouver une ressemblance avec Cydalise, l’héroïne de Diderot, ‘cette jeune femme vive et jolie, une de ces femmes rares, pour lesquelles, on sent, dès la première entrevue, quelque chose de plus que de la politesse, dont on se sépare à regret et qui vous reviennent cent fois dans l’idée, jusqu’à ce qu’on les revoie. Cydalise pensait avec justesse, s’exprimait avec grâce. On ne se lassait pas de la voir et encore moins de l’entendre…’. (Diderot, 1798, p.352). Et le héros de Diderot, Sélim, va tomber amoureux de Cydalise, épouse pourtant d’un colonel nommé Ostaluk, ‘brave homme, bon officier, mais mari peu commode, jaloux comme un tigre.. et qui était affreusement laid…’. (id. p.351).
C’est ce soir là que Claude Rollin-Sélim va réaliser son amour caché pour Simone-Cydalise, malgré son amitié pour Pierre Bernard-Ostaluk, l’époux de la jeune femme.
Relevons encore, toujours vers la fin du roman ‘Le retour à l’argile’, l’allusion à la tragédie de Racine, ‘Bajazet’, où Groslier compare son héroïne Simone, cette fois-ci à une ‘nouvelle Atalide, ne prenant la défense de Roxane que pour…’ (p.251). L’allusion ici est plus claire à un épisode antérieur du roman. Claude, le héros masculin du livre a quitté sa femme Raymonde pour s’installer auprès de sa maîtresse indigène, Kamlang. Simone, l’amie du couple, a recueilli chez elle Raymonde, l’épouse délaissée. Elle décide alors de se rendre dans la maison cambodgienne qui abrite les amours illicites de Claude. Là, elle essaie de raisonner le jeune homme et lui demande de retourner auprès de sa femme européenne. Claude comprendra plus tard que Simone-Atalide venait en réalité plus pour plaider son amour à elle et lui demander de quitter la femme cambodgienne dont elle se sentait jalouse, que pour défendre l’honneur de son amie Raymonde-Roxane.
On pourrait encore citer cette surprenante comparaison que fait George Groslier dans sa nouvelle posthume ‘Le Christ byzantin’, lorsqu’il décrit une statue de bronze du XIIème siècle, et ‘sa couronne d’épines en argent, accessoire extraordinaire, qui faisait penser aux cils rapportés de l’aurige du Musée d’Athènes...’. (Groslier, 1953, p.74).
George Groslier raccompagnera ses visiteurs jusqu’en haut des escaliers du hall d’entrée du musée. Ils se serreront la main, sans se douter que leur prochaine rencontre quelques semaines plus tard, serait dramatique et beaucoup moins amicale.
André et Clara rejoindront leur chaperon Henri Parmentier qui les attendait, ‘attablé devant son Pernod’ (Malraux, 1966, p.135). Un peu plus loin, le long des quais, on distinguait les mâts de la chaloupe qui allait les emporter le lendemain à travers le Tonlé Sap, vers l’aventure, vers leur destin.
Post-scriptum :
En avril 2015, les Editions Glénat ont publié une excellente bande dessinée, ‘Avant l’heure du tigre. La voie Malraux’ , dont les auteurs sont Virginie Greiner pour le scénario et Daphné Collingnon pour le dessin.
Leur travail est remarquable et est bien la preuve, une fois de plus, que l’aventure indochinoise des jeunes Malraux pendant les années 1923-1924 n’est pas une histoire banale mais bien une histoire vraie, faite d’amours, d’aventures, de personnages inquiétants, le tout situé dans des décors exotiques de palais et de jungles et où l’enthousiame et le courage des deux héros qui semblent bien fragiles face à tous ces dangers, en rendraient à bien des ‘romans extraordinaires’.
C’est avec la très aimable autorisation des Editions Glénat, que nous reproduisons ici les quatre pages de l’ouvrage qui décrivent la visite du Musée Albert Sarrault de Phnom Penh, guidés par un étonnant George Groslier cravaté et moustachu.
– André, regardez ce visage ! Ce naturalisme si pur…
– Oui, c’est remarquable. Et extrêmement rare dans la statuaire khmère…
– Oui, vous avez raison… elle est intéressante. Ici nous l’appelons
‘La belle Heaulmière’, vous savez comme la statue de Rodin…
Au terme de cette étude, et peut-être en souvenir de cette visite de décembre 1923 qui regroupa des personnalités devenues si célèbres aujourd’hui, nous osons formuler le voeu personnel de voir cette représentation de la sainte Kāraikāl Ammaiyār quitter l’ombre des réserves du Musée, et rejoindre la lumière des vitrines des salles d’exposition. Et pourquoi ne pas espérer voir quelque main pieuse venir déposer à ses pieds quelques-uns de ces beaux fruits parfumés à la saison des mangues. En mémoire de la jolie jeune femme de Karikal !
Avec mention de cette belle histoire qui lui a redonné vie !
Bibliographie :
– BENISTI, Mireille, 1967, Notes d’iconographie khmère, IV. Au sujet d’un linteau de Vat Baset. Paris, Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient, tome LIII. p.513.
– BENISTI, Mireille, 1969, Notes d’iconographie khmère, VII. Karaikkalammaiyar.
Paris, Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient, tome LV. p.159.
– DAVIS, Kent, 2010. ‘Cambodian Dancers. Ancient & Modern’.
Florida, DatASIA.
– DIDEROT, Denis, 1798, ‘Oeuvres, Tome X, Les Bijoux indiscrets’.
Paris, Desrays / Deterville.
– GITEAU, Madeleine, 1966, ‘Guide du Musée national, Tome I : sculpture. Tome II : Pièces d’architecture. Inscriptions’. Phnom Penh, Office national du Tourisme.
– GREINER, Virginie, COLLIGNON, Daphnée, 2015, ‘Avant l’heure du tigre. La voie Malraux’. Grenoble, Glénat.
– GROSLIER, Georges, 1925. ‘La route du plus fort’.
Paris, Emile-Paul Frères.
– GROSLIER, Georges, 1928. ‘Le retour à l’argile’.
Paris, Emile-Paul Frères.
– GROSLIER, Georges, 1953. ‘Le Christ byzantin’.
Paris, Ellery-Queen Mystère-Magazine, nos 69-70, O.P.T.A.
– MALRAUX, Clara, 1966. ‘Le bruit de nos pas, II, Nos vingt ans’.
Paris, Grasset.
– THIERRY, Solange, 1997. Préface à ‘La route du plus fort’ de George Groslier,
Pondichéry, Kailash.
Crédit illustrations :
– no 1 : ‘Cambodian Dancers’, Kent Davis, Datasia 2011. p. 216.
– no 2 : ‘Un siècle pour l’Asie. L’EFEO 1898-2000’. (page 21).
Catherine Clémentin-Ojha & Pierre-Yves Mangin. Les Editions du Pacifique, 2001.
– no 3 : carte postale ancienne. (coll. Auteur).
– no 4 : internet. Musée Rodin. www.musee-rodin.fr
– no 5 : Musée National du Cambodge.
– no 6 : Musée National du Cambodge.
– no 7 : Guide du Musée National. 1/ Sculpture. 2/ Pièces d’architecture-Inscriptions.
Phnom Penh. 1 : 1966. 2 : s.d. (coll. Auteur).
– no 8 : cliché M.Bénisti. BEFEO, Tome LIII, planche XV, p.516.
– no 9 : cliché EFEO, Tome LV, 1969, planche XIX p. 164.
– no 10 à no 16 : internet. Wikipedia.
– no 17 : internet. Metropolitan Museum of Art. New York.
– no 18-19-20 : collection auteur.
– no 21 : ‘Angkor, chronique d’une renaissance’. Cahier photos p. 134.
Maxime Prodromidès, Pondichéry, Kailash, 1997.
– no 22 : ‘André Malraux. La création d’un destin’. p. 26.
Biet, Brighelli, Rispail, ‘Collection Découvertes’ No 18, Paris, Gallimard.
– nos 23-24 : ‘Avant l’heure du tigre. La Voie Malraux’. pp. 92-93-94-95.
Virginie Greiner, Daphné Collignon, Grenoble, Glénat, 2015.
François Doré
Le Souvenir Français de Thaïlande.
Librairie du Siam et des Colonies/ Bangkok.
A NOUS LE SOUVENIR A EUX L’IMMORTALITÉ